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EXCLUSIF. Immigration, terrorisme, colonisation... Les confidences de Macron en Afrique

Dans un long entretien accordé au JDD en marge de son déplacement cette semaine au Rwanda et en Afrique du Sud, Emmanuel Macron fait le bilan de sa politique africaine. Il insiste sur les conséquences migratoires pour l'Europe d'un échec collectif à réinvestir massivement en Afrique.

François Clemenceau , Mis à jour le
Emmanuel Macron samedi à Pretoria, en Afrique du Sud.
Emmanuel Macron samedi à Pretoria, en Afrique du Sud. © AFP

Le directeur de la Fondation Nelson Mandela montre le gant qu'avait offert le grand Muhammad Ali au géant de la lutte antiapartheid : "Vous boxez, monsieur le président?". Emmanuel Macron dit que oui et l'on voit à ce moment-là, à son regard plein d'admiration dans le bureau qu'a occupé Mandela après sa présidence, qu'il est aux anges. Lui qui avait tout juste 12 ans lorsque le héros de l'ANC fut libéré de prison, après plus d'un quart de siècle de détention, se voit remettre l'autobiographie en français de Madiba avec une dédicace de son coauteur, le grand poète Mandla Langa.

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Emmanuel Macron ne veut pas s'asseoir au bureau de Mandela pour signer le livre d'or. C'est pourtant le protocole. Il refuse alors d'être photographié dans cette position, qui le place en quelque sorte sur un pied d'égalité avec le grand disparu. Mais les témoins de la scène, samedi matin à Johannesbourg, comprennent qu'il vit un grand moment, lui qui avait dit en 2017, lors de son premier déplacement à Ouagadougou : "Je suis d'une génération qui n'a jamais connu l'Afrique coloniale et dont l'un des plus beaux souvenirs est la victoire de Nelson Mandela contre l'apartheid. C'est cela, l'histoire de notre génération."

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Ce mythe-là est le sien. Celui de la justesse des causes, de la noblesse des combats, du désir d'une société apaisée. Une fois élu dans les urnes lors de la première élection multiraciale, en 1994, Nelson Mandela ne fit qu'un mandat, comme promis. Un modèle? Emmanuel Macron médite ce destin extraordinaire. "J'ai de l'admiration pour ce qu'a su faire l'Afrique du Sud après les années d'apartheid avec les comités Vérité et Réconciliation", nous confie le chef de l'État, dans un entretien en profondeur sur sa politique africaine. Il admet que cette politique est sans doute difficilement lisible par les Français tout en étant loin de convaincre pleinement les opinions africaines.

Et si le discours de vérité qu'il prétend livrer aux Africains et le désir de réconciliation qu'il appelle de ses vœux pour son propre pays étaient liés? Il a donc choisi de s'expliquer. Quelle Afrique après la pandémie, quelle image de notre pays sur ce continent voisin que l'on croit si loin, quel Sahel demain à l'heure où le Mali replonge dans les putschs sur fond de djihadisme, quels lendemains pour les flux migratoires venus d'Afrique? Le président de la République fait de ces dossiers un tout et se défend contre le scepticisme et la lassitude ambiante qui menacent.

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1 - Macron veut un "plan Marshall" post-covid pour l'Afrique

Emmanuel Macron, samedi à la Fondation Nelson Mandela, en Afrique du Sud.

Emmanuel Macron, samedi à la Fondation Nelson Mandela, en Afrique du Sud.

(Reuters)

Bien sûr, pour beaucoup, les nombreux sommets et voyages africains d'Emmanuel Macron depuis quatre ans sont passés un peu inaperçus ou ont parfois semblé déconnectés de la réalité sociale française. Mais pour l'Européen convaincu qu'est le chef de l'État, avoir fait bouger l'UE sur l'Afrique est une fierté. "On a réussi à bâtir un axe Europe-Afrique qui est au cœur aujourd'hui de tous nos combats multilatéraux. Quand je lance en 2018 le partenariat mondial pour l'éducation au Sénégal, au côté du président Macky Sall, avec des fonds européens, quand j'invite les leaders africains au One Planet Summit comme à Nairobi en 2019, quand on les associe à notre présidence du G7 en 2019 puis au Forum Génération Égalité des Nations unies cette année, nous inscrivons tout cela dans cet axe euro-africain en construction. C'est ce qui m'a permis, dès le début de la pandémie, de m'inviter à une réunion du bureau de l'Union africaine pour les convaincre de travailler avec nous, pour qu'à mon tour je puisse convaincre mes partenaires européens et du G20 de lancer l'initiative Act-A, un concept inédit de coordination solidaire pour faire face à la crise."

Au service du dispositif international Covax, cette plateforme vise à donner un accès universel au vaccin, défini comme un bien commun. Macron n'est pas au bout de ses peines.

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Clairement, malgré un flot de critiques sur nombre de contentieux entre la France et les capitales africaines, s'il y a bien un dossier sur lequel ses pairs africains le remercient de se faire leur avocat, c'est celui de la pandémie et des vaccins, comme au Rwanda et en Afrique du Sud ces dernières soixante-douze heures, mais surtout sur l'anticipation du choc économique à venir sur le continent. "Il faut que notre génération soit plus décomplexée vis‑à-vis de ce continent plein de promesses, le plus jeune du monde, le plus vibrant et où tout est possible, confie Emmanuel Macron. Mais il faut y investir massivement au sortir de cette pandémie avec l'équivalent d'un plan Marshall. Il faut que la communauté internationale ait la générosité de dire qu'on efface une partie de la dette pour aider les Africains à bâtir leur avenir. À condition aussi qu'on laisse sa société civile accéder aux responsabilités, qu'elle ne se laisse pas entraîner dans les réseaux de corruption et de gouvernance fermée. C'est cela mon pari. C'est un pari pour l'Afrique, qui regroupera en 2050 un quart de la population mondiale et la moitié de la jeunesse vivant sur la planète."

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Il faut que notre génération soit plus décomplexée vis‑à-vis de l'Afrique

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Le Président a le regard fixé sur le calendrier. Après une deuxième Assemblée générale des Nations unies qui se tiendra largement en visioconférence en septembre, il accueillera à Montpellier le sommet France-Afrique qui devait se dérouler début juillet à Bordeaux et qui a été reporté d'un trimestre pour cause de Covid. "Après le New Deal économique africain qui vient de s'amorcer à Paris, nous ferons en octobre à Montpellier un autre sommet avec les sociétés civiles, les entrepreneurs, les relèves politiques et artistiques du continent. Il faut permettre de voir émerger cette nouvelle génération partout où elle est étouffée par le pouvoir en place." L'occasion de faire un bilan, donc, puisque juste avant le sommet de la francophonie de Djerba en novembre, ce sera l'un de ses derniers rendez-vous africains avant la campagne présidentielle.

L'inquiétante lenteur de la vaccination en Afrique

"Nous attendons dans cette file mais nous sommes fatigués, nous voulons nous aussi être en tête de file et dès maintenant." Le président sud-africain, Cyril ­Ramaphosa, n'a pas la langue dans sa poche. Avec 1% seulement de sa population vaccinée par manque de doses, et une flambée des cas due à la nocivité du variant local, l'appel qu'il a lancé vendredi soir avec Emmanuel Macron traduit l'inquiétude des Africains. Même si la France vient d'ajouter 500 millions d'euros dans l'initiative Act-A, qui permet au dispositif Covax soutenu par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) d'acheter des doses et de les répartir dans les pays qui en ont le plus besoin, cet effort n'est pas à la hauteur du défi global.

L'appel de ­Pretoria, qui visait à convaincre le monde de doter l'Afrique des moyens de production du vaccin, a reçu un écho auprès de l'Allemagne, des ­États-Unis et de la Banque ­mondiale, mais il reste énormément à faire. En visitant jeudi un centre de vaccination à Kigali (Rwanda), ­Emmanuel Macron a rappelé que tant que l'Afrique et les autres régions de l'hémisphère Sud ne seront pas vaccinées, l'immunité progressive des pays riches, au nord, ne sera pas garantie, notamment à cause des variants. F.C.

2 - Macron fait valoir un bilan pour 2022

"On ne change pas la perception de notre pays en trois quatre ans, estime-t‑il. Cet aggiornamento que j'ai décidé quand j'ai été élu, il faut du temps pour qu'il imprègne. Mais si les choses ne sont pas visibles du jour au lendemain, je plaide également en faveur de mon bilan. Tout ce que j'ai dit vouloir faire, je l'ai fait. La restitution du patrimoine africain? Nous avons passé les premières lois qui permettent ces restitutions et nous allons continuer. C'est inédit et on a été leader de cette réflexion partout dans le monde."

Est-ce si important pour les Français? Apparemment, pour lui, il s'agit d'un combat essentiel. "Je ne crois pas à une cancel culture par rapport à l'Afrique qui consisterait à dire que l'art béninois n'a plus sa place à Paris. En revanche, ce qui est fondateur de l'histoire du royaume béninois, les jeunes Béninois doivent le voir chez eux, c'est légitime. Tout comme ils doivent avoir accès à l'universel avec des œuvres d'art européennes. Tout comme les jeunes Européens doivent avoir accès à des œuvres d'art africaines. C'est plus subtil que beaucoup de raccourcis qu'on entend et qui veulent à nouveau fracturer le monde."

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Ceux-là mêmes qui nous demandent d'intervenir militairement n'assument pas le discours sur leur besoin de France

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Autre bilan qu'on aurait sous-estimé : "La fin du franc CFA? On l'a fait. C'est une réforme qui supprime les marqueurs symboliques qui concentraient toutes les critiques et les fantasmes." Dans la mise en place de ces réformes, c'est vrai que rien n'a été simple et que les vieilles voix de la Françafrique se sont fait entendre plus fortement que d'autres. "Il y a eu parfois de la lâcheté ou du cynisme chez certains dirigeants, ajoute Macron. Ceux-là mêmes qui nous demandent d'intervenir militairement n'assument pas le discours sur leur besoin de France. Parce qu'ils se sont habitués à dire que leurs problèmes d'aujourd'hui sont dus aux vieux colons d'hier. Certes, la colonisation a laissé une forte empreinte. Mais j'ai dit aussi aux jeunes de Ouagadougou que leurs problèmes d'aujourd'hui ne sont pas liés au colonialisme, ils sont davantage causés par la mauvaise gouvernance des uns et la corruption des autres. Ce sont des sujets africains, et le rapport à la France ne doit pas exonérer ces dirigeants de leurs propres responsabilités."

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Dans notre débat public, dans nos journaux lorsqu'on évoque l'Afrique, soyons lucides, nous sommes très anti-Français

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Le chef de l'État a bien vu également, à mesure que l'influence française déclinait ces dernières années, que d'autres puissances avaient pris le relais. Au printemps 2019, de Djibouti à Nairobi en passant par Addis-Abeba, il avait pris soin de mettre en garde ses homologues contre la Chine et la politique de surendettement de ses obligés en Afrique. Mais depuis, les choses ont empiré avec d'autres rivaux. "Il faut aussi arrêter d'être naïfs, plaide Macron. Car dans notre débat public, dans nos journaux lorsqu'on évoque l'Afrique, soyons lucides, nous sommes très anti-Français. Et les réseaux turcs et russes en Afrique en jouent à merveille. Leur système de désinformation est très bien fait. Il alimente le recours aux mercenaires russes en Afrique. Le meilleur exemple en est donné par la République centrafricaine, où ce discours anti-Français a permis de légitimer une présence de mercenaires prédateurs russes au sommet de l'État avec un président Touadéra qui est aujourd'hui l'otage du groupe Wagner. Ce groupe s'empare des mines, et par là même du système politique. C'est cela, la réalité. Et donc, quand je voyais ces pancartes 'La France, dehors!', je disais au président malien Ibrahim Boubacar Keïta : 'Je n'ai aucun problème avec ça, mais je ne peux pas laisser tuer de jeunes soldats français sur un théâtre d'opérations où ils se font insulter.'"

3 - Une perspective de retrait au Sahel

Déstabilisations, manœuvres, désinformation, coups de force : la France encaisse au Sahel. À commencer par le Tchad, où la mort du fidèle allié militaire Idriss Déby vient de laisser la place à une succession dynastique plutôt qu'à une transition suscitant une promesse d'alternance. "Au Tchad, les choses sont claires. Nous venons au secours et en soutien d'un État souverain pour qu'il ne soit pas déstabilisé ou envahi par des groupements rebelles et armés. Mais nous demandons la transition et l'inclusivité politique. Quand je vais aux obsèques de Déby pour dire qu'on ne laissera pas le Tchad être menacé, c'est parce que je crains une libyanisation du pays - car c'était vraiment ce qui était en train de se jouer avec des groupes descendant de la Libye vers le Tchad. Mais je parle aussi d'une transition qui puisse être inclusive sur le plan politique. J'ai eu un long échange avec Mahamat Déby [fils d'Idriss Déby et actuel président] à la veille du G5 Sahel. Le lendemain matin, avec les autres chefs d'État, nous sommes allés le voir pour lui demander cette ouverture politique avec le soutien de l'Union africaine. Et quand j'ai reçu le président congolais Félix Tshisekedi quelques jours après à Paris, alors que les manifestations étaient réprimées à N'Djamena, j'ai été très clair en affirmant qu'une transition ne pouvait pas être une succession."

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Quand je vais aux obsèques de Déby [...], c'est parce que je crains une libyanisation du Tchad

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Et puis il y a le Mali, où la guerre entre communautés s'est greffée sur le choc frontal entre terroristes et pouvoir central. Avec une opération régionale Barkhane de 5 000 hommes, anciennement Serval pour rappeler que cette opération extérieure est entrée dans sa neuvième année. Rester? Pour quoi faire et pour combien de temps? Encore dix à quinze ans, comme le suggérait dès le mois de février, devant la commission de la défense, le chef d'état-major des armées, François Lecointre? "Lorsque je vais en Mauritanie pour le sommet du G5 Sahel de 2018, le président Mohamed Ould Abdel Aziz me montre des vidéos qui circulent et qui témoignent de choses que nous n'avions pas vues. Il s'agit d'exactions à l'égard des Peuls. Dans cette guerre au Sahel, il y a un phénomène djihadiste qui est établi, avec la volonté d'établir un califat pour imposer la charia tout en recherchant l'effondrement des États de la région et la mort des infidèles. Mais se mêlent à cela des composantes ethniques et des positions anti-Peuls. Je n'ai donc cessé, ces deux dernières années, de dire très clairement à notre armée de rester à l'écart de ces conflits, d'être vigilante à l'égard des armées africaines avec lesquelles nous travaillons au sein du G5 Sahel et de désigner l'ennemi."

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Nous n'avons pas vocation à rester éternellement au Sahel

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Depuis lundi et "le putsch dans le putsch", qui a consisté pour le vice-président chargé des questions de sécurité, le colonel Assimi Goïta, à se débarrasser du président en place et du Premier ministre, la France est sur des charbons ardents. Emmanuel Macron a donc appelé ses homologues de la région pour leur mettre la pression. Ce jeudi soir, on sent une forme d'exaspération monter en lui. Il a défait sa cravate pour retrouver le président rwandais, Paul Kagame, devant le stade de basket flambant neuf de Kigali, construit par la Turquie, où ils vont assister tous les deux à un match de la nouvelle Ligue africaine de basketball. La voiture blindée est à l'arrêt pendant que ses hôtes l'attendent. "Je leur ai passé le message que je ne resterais pas aux côtés d'un pays où il n'y a plus de légitimité démocratique ni de transition, assure-t-il, évoquant les dirigeants d'Afrique de l'Ouest. Au président malien Bah N'Daw , qui était très rigoureux sur l'étanchéité entre le pouvoir et les djihadistes, j'avais dit : 'L'islamisme radical au Mali avec nos soldats sur place? Jamais de la vie!' Il y a aujourd'hui cette tentation au Mali. Mais si cela va dans ce sens, je me retirerai. Depuis trois ans, j'ai dit au sein de plusieurs conseils de défense que nous devions penser à la sortie. Au sommet de Pau, j'ai préparé un chemin de sortie. Je suis resté à la demande des États, parce que je pensais que la sortie était un point de déstabilisation. Mais la question se pose, et nous n'avons pas vocation à rester éternellement là-bas."

Au Mali, l'heure de vérité entre Paris et Bamako

Tout au long du déplacement d'Emmanuel Macron en Afrique, entamé mercredi soir, son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui l'accompagnait, a vécu à l'heure de ­Bamako. Le matin même du départ, au conseil de défense à l'Élysée, passé le ­moment de sidération, il était encore difficile d'envisager une riposte à la provocation insensée du colonel Assimi Goïta, qui ­venait d'évincer le président et son Premier ministre chargé de la transition politique. "Les ­Américains leur ont déjà coupé l'aide militaire et il est probable que les Européens la suspendent aussi, ce qui risque de compliquer l'européanisation de la force Takuba", la mission conjointe de plusieurs détachements de forces spéciales européennes qui conseille et accompagne les unités maliennes au combat, indiquait-on au sein de la délégation française jeudi. "Tout ça pour une querelle de cour de récréation", se ­plaignait une source officielle à propos de "ce putsch dans le putsch".

Depuis vendredi soir, le colonel s'est emparé des pleins pouvoirs avec le soutien d'une Cour constitutionnelle soumise, neuf mois seulement après avoir renversé le président Ibrahim ­Boubacar ­Keïta. "Pour l'instant, nos opérations au Sahel ne sont pas menacées, elles se poursuivent, y compris avec les forces armées maliennes", assure une source militaire haut placée. Mais le dossier pourrait devenir ingérable si la France se retrouvait isolée dans un soutien obligé au nouveau régime des colonels. F.C.

4 - Le choc migratoire en cas d'échec

Tenir bon face au terrorisme sans sous-estimer le risque d'afghanisation, comme on l'admet au sein de la délégation française au Rwanda et en Afrique du Sud, tenir bon dans l'aide au développement avec les Européens : dans l'esprit d'Emmanuel Macron, les trois spectres du jeune Africain demain seront la tentation djihadiste, l'absence d'horizon économique et la fuite. "Je le dis avec lucidité, si on est complices de l'échec de l'Afrique, on aura des comptes à rendre mais on le paiera cher aussi, notamment sur le plan migratoire, assène-t‑il. Ce sera un face‑à-face, avec la Méditerranée pour théâtre. Peu de gens imaginent ce à quoi ça ressemblera. Si cette jeunesse africaine n'a pas d'opportunité économique, si on ne la forme pas, si on n'a pas de bons systèmes de santé en Afrique, alors elle émigrera. Le fait migratoire est donc un signal d'échec de nos politiques d'aide publique au développement. Il faut tout revoir, sinon on ne s'en sortira pas."

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Si on est complices de l'échec de l'Afrique, on aura des comptes à rendre sur le plan migratoire

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À commencer, selon lui, par le droit d'asile, qu'il juge sacro-saint mais dévoyé. "L'Europe n'arrive pas à maîtriser ce flux depuis cinq ans parce qu'il y a une confusion dans le champ politique français et européen sur ce que l'on entend par droit d'asile. Quand les migrants venaient du Soudan, de l'Érythrée ou d'Afghanistan, ils y avaient naturellement droit. Mais la plupart ne viennent plus de pays éligibles à l'asile. Il faut donc accélérer le développement de l'activité économique dans ces pays, car c'est ce que veulent ces jeunes. Aucun d'eux ne veut prendre tous les risques, traverser la Méditerranée dans des conditions atroces pour venir travailler chez nous. Il faut arrêter de faire croire cela aux gens. Lors de ma campagne présidentielle en 2017, j'avais souligné l'esprit de responsabilité de la chancelière allemande pour sa politique d'accueil des réfugiés syriens. Leur modèle a été assez efficace. Mais ce qui est passé sous le radar, c'est que tous les migrants non éligibles au droit d'asile en Allemagne sont arrivés en France. Même chose avec ceux qui arrivent en Italie ou en Espagne. Ils ne s'y enregistrent pas toujours et viennent en France parce que beaucoup sont francophones. Moi, je n'accepte plus ce système. Je considère les flux supplémentaires qui arrivent chez nous comme un détournement."

Posture droitière, comme le clament ses détracteurs? Ou lucidité face à l'incontrôlable qui déclenche les surenchères? "Sur la question migratoire, je n'ai jamais sous-estimé la réalité de ce sujet. Je suis attaché à nos principes et nos valeurs, je regarde la réalité en face, mais on ne peut pas y répondre par des mesures à l'emporte-pièce. J'entends que certains veulent suspendre l'immigration pendant six mois. Mais je ne vais pas suspendre une immigration illégale que je n'organise pas et qui est tenue par des trafiquants! La réalité, c'est que si on n'aide pas nos voisins à réussir, on n'y arrivera pas. Si on ne change pas une partie de nos règles qui ne sont plus adaptées à cette situation, on n'y arrivera pas. Il y a un sentiment dans notre pays d'une immigration subie et une confusion de toutes les échelles de valeur. On est un pays où la jeunesse a besoin de sens, d'une aspiration à l'universel tandis que la peur de l'autre monte."

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Notre pays vit ainsi sur quelques ambiguïtés et de petites lâchetés

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À ce stade de l'entretien, Emmanuel Macron soupire. La tentation des extrêmes qu'il pense attisée par l'immigration? "La politique ne consiste pas à réagir à des émotions et à leur entrechoc. La réponse à la question migratoire prendra du temps parce qu'elle est exigeante, elle nous impose un investissement solidaire assumé avec une aide publique au développement qui va passer de 0,55 à 0,7% de notre PIB. Cela ne m'empêchera pas de continuer à protéger des femmes et des hommes qui sont menacés de mort dans leur pays en raison de ce qu'ils sont ou des idées qu'ils défendent. C'est le droit d'asile constitutionnel fondamental. Et cela ne nous empêchera pas non plus d'avoir recours à une immigration légale dont nous avons besoin pour notre économie. Notre pays vit ainsi sur quelques ambiguïtés et de petites lâchetés. Ceux qui dénoncent parfois notre politique migratoire sont parfois ceux qui dépendent de ces travailleurs précaires. Nous sommes à un moment de clarification et c'est tant mieux."

5 - Au Rwanda, une nouvelle page s'ouvre

Emmanuel Macron avec le président rwandais Paul Kagame, jeudi à Kigali.

Emmanuel Macron avec le président rwandais Paul Kagame, jeudi à Kigali.

(Reuters)

Onze ans après la visite de Nicolas Sarkozy qui n'avait pas permis la normalisation espérée, Emmanuel Macron a raturé à de nombreuses reprises le discours qu'il devait prononcer "solennellement" jeudi au Mémorial du génocide des Tutsis. Dans l'avion qui l'amenait mercredi soir à Kigali, il l'a raccourci pour n'en garder que l'essentiel. Au rang 24 de l'appareil, son interprète anglophone a jonglé avec son surligneur orange pendant une partie du vol. Aussitôt arrivé à son hôtel le matin, entouré de ses conseillers dans le hall, Macron a remplacé certains mots par d'autres. "Il y avait une attente considérable que j'avais à cœur de ne pas décevoir, nous a-t‑il confié le soir même. J'ai essayé de ciseler ce qui était notre responsabilité. Je ne pense pas avoir été injuste avec la responsabilité de la France, qui est différente de la responsabilité collective. Mais ce qui est très dur, c'est de rendre justice à ceux qui sont morts dans le silence. Je ne voulais pas donner le sentiment aux Rwandais que je jouais. J'ai donc pesé chaque mot. J'ai été sincère, pour dire la vérité."

Après l'avoir lu lentement au pupitre, à deux pas du flambeau de la mémoire, il est allé étreindre longuement une femme au deuxième rang. Une rescapée du génocide qui tenait à le remercier. Il lui a dit qu'elle ne le devait pas. Mais elle a insisté, parce que le langage du président français venait enfin de traduire la réalité de celles et ceux qu'elle avait perdus. Lorsque plus tard le président rwandais, Paul Kagame, l'a félicité pour ce texte "puissant" qui valait mieux que des "excuses", Macron a semblé soulagé, comme si une page se tournait enfin.

 

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Paul Kagamé a dit exactement ce que je pense, mais le fait qu'il le dise, lui, a infiniment plus de poids et de valeur

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"C'était important pour moi mais surtout pour notre pays, pour notre génération. La réaction de Paul Kagame m'a surpris. Il ne m'avait pas mis dans la confidence sur la façon dont il allait réagir. Il a dit exactement ce que je pense, mais le fait qu'il le dise, lui, a infiniment plus de poids et de valeur." Et les associations de victimes qui réclamaient des excuses? Et les adversaires de Kagame qui l'accusent de museler toute opposition sous prétexte qu'elle serait révisionniste? "Nous parlons d'un pays qui, il y a vingt-sept ans, a vécu l'indicible, répond le président de la République. La génération au pouvoir et ses enfants le vivent encore. Dans une telle situation extrême, dans cet absolu, comme disait le philosophe Vladimir Jankélévitch, je ne donnerai de leçon à personne pour savoir comment il faut vivre avec cela. Cette génération a ses parts de silence, de tabous, mais aussi de réconciliations. Je crois que notre démarche de vérité sur le Rwanda doit être fondatrice de la manière dont nos démocraties doivent aborder ces sujets pour nous rendre plus forts. Sinon, le risque est d'utiliser l'Histoire comme le fait la Russie ou la Chine, avec une forme de négationnisme, de révisionnisme historique, comme si le patriotisme consistait à cacher sa propre histoire ou à l'améliorer."

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Regardez le temps qu'il nous faut pour venir à bout de notre traumatisme sur la guerre d'Algérie, et nous n'y sommes toujours pas

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Emmanuel Macron dit qu'il croit tout l'inverse. Comme s'il n'avait pas dit son dernier mot après avoir pris acte du silence confus qui a suivi la publication du rapport Stora sur les mémoires croisées franco-algériennes. Le chef de l'État se souvient du discours du Vél' d'Hiv de Jacques Chirac, en 1995. "Il a fallu qu'arrive Jacques Chirac, le premier président qui n'avait pas vécu cette histoire de façon directe. Regardez le temps qu'il nous faut pour venir à bout de notre traumatisme sur la guerre d'Algérie, et nous n'y sommes toujours pas." Et lorsqu'on lui demande si, comme François Mitterrand pour sa gestion de la crise rwandaise, il ne risque pas dans dix ou vingt ans d'être accusé d'avoir sous-estimé les dangers ou de s'être aveuglé sur ce qu'il croyait juste, au Sahel et ailleurs en Afrique, il répond : "Je vis avec cette obsession, je vis avec cette obsession."

Jeudi soir, sur la terrasse du Centre régional polytechnique de Tumba, une école d'ingénieurs perdue au sommet de l'une des mille collines du pays, à une heure de route de Kigali, le soleil était en train de se coucher et le ton de la conversation avec les étudiants est devenu presque intime. À un jeune homme qui lui demandait conseil pour créer son entreprise, Macron répond : "Croire en soi mais douter, prendre des risques et ne jamais commettre deux fois la même erreur." Comme si, de la réussite impérieuse des jeunes africains, dépendait la sienne.

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